II

 

Mais comment vous raconter la réception que me firent mon brave homme d’oncle et sa chère famille, les exclamations, les embrassades, les attendrissements et tout ce qui se pratique en pareille circonstance ? C’est impossible ! Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon oncle Van den Hossen était toujours gros et gras, qu’il portait toujours son tricorne, son gilet écarlate, ses petits favoris descendant jusqu’au bas des oreilles, et qu’il riait, comme jadis, à faire trembler les murs. Ma tante Catherine commençait à grisonner ; elle était devenue un peu triste, un peu dévote... M. le pasteur Trompus trouvait ses confitures excellentes. Enfin, mes petites cousines, Aurélia et Katelé, tout fraîchement sorties d’un pensionnat de Metz, l’ceil ouvert et le nez retroussé, ressemblaient aux plus jolies poupées de Nuremberg qu’il soit possible de voir. Elles causaient aussi fort gentiment en français : « Monsieur, comment vous portez-vous ? – Très bien, Mademoiselle, et vous-même ? – Vous êtes bien honnête, monsieur, prenez donc place, etc., etc. » Elles recevaient leurs chapeaux et leurs robes d’une certaine demoiselle Paméla, de Paris, et s’exerçaient à faire des révérences devant la glace.

Du reste, elles m’embrassèrent avec un véritable enthousiasme.

Mon arrivée fut un jour de fête pour tous les amis et toutes les connaissances de la maison. Il me fallut entendre les compliments de M. le juge de paix et de sa dame, de M. le pasteur et de sa dame, de M. le notaire et de sa dame, du garde champêtre, du bedeau, du maître d’école et du sonneur de cloches. Il me fallut serrer la main de l’un, prendre une prise dans la tabatière de l’autre, saluer à droite et à gauche et rire avec tout le monde : Hé ! hé ! hé ! ha ! ha ! ha ! Quel bonheur... quelle félicité !

Après le dîner, qui se prolongea jusqu’à cinq heures, l’oncle Van den Hossen, me frappant sur l’épaule, s’écria :

– Maintenant, neveu, réjouis-toi ! nous allons faire de la musique !

Il contemplait ses filles avec un orgueil attendrissant. Tous les convives passèrent dans la salle du clavecin. C’était toujours la même épinette à cinq octaves, et, parmi les cahiers de musique, je reconnus les mêmes couvertures : le Duc de Reichstadt, la Tyrolienne et la Reine de Prusse !

« Hélas ! me dis-je, voici le moment de payer le bon dîner que tu viens de faire ! »

Et je m’assis en exhalant un soupir.

Aurélia et Katelé débutèrent par une antique sonate, que j’avais entendu jouer de toute éternité par M. Rosselkasten, l’ancien organiste de Creutznach : un bien digne homme, devenu sourd sur la fin de sa longue carrière, ce qui ne l’empêchait pas de s’exercer toujours avec d’autant plus de plaisir, qu’il n’entendait plus les fausses notes... Mes cousines avaient profité de ses leçons.

– Bravo ! bravo ! criait l’oncle ; ah ! ah ! ah !

Toute la salle s’exclamait, il me fallut moi-même complimenter la tante Catherine.

– Ah ! parfait !... très bien !... diable !... elles sont devenues fortes !... oh ! oh !

L’oncle se rengorgeait, la tante avait la larme à l’œil, Aurélia et Katelé baissaient les yeux d’un air modeste.

M. le garde général et la dame du pasteur chantèrent alors un duo langouroso : Âme de mon âme. La prima donna jetait des cris de paon, hochait la tête et mettait la main sur son cœur ; la basse-taille ronflait dans sa cravate et roidissait la jambe gauche... Aurélia tapait... tapait toujours.

– Oh ! Dieu ! m’écriai-je, est-ce possible ?... Accourez Haydn, Gluck, Mozart, Beethoven, ombres vénérables !... venez à mon secours !... faites que l’épinette se brise... que la prima donna se trouve mal... que la basse-taille soit prise de la pituite, ou que je devienne sourd comme l’honnête Rosselkasten !...

Et je m’agitais sur ma chaise d’un air désespéré, quand des rumeurs étranges, le passage d’une foule de monde dans la rue, et les cris : « Monsieur le bourgmestre !... monsieur le bourgmestre ! » se firent entendre.

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria le brave homme en s’élançant vers la porte.

Nous le suivîmes tous dans la plus grande confusion ; le clavecin rendit un dernier soupir plaintif... Nous traversâmes rapidement la salle à manger ; une vieille femme, les yeux égarés, les cheveux défaits, la cornette de travers, passa devant nous en bégayant :

– Monsieur le bourgmestre !... monsieur le bourgmestre !...

– Qu’y a-t-il ? Le feu est-il quelque part ?

Elle agita la tête.

– Eh bien, quoi ?

– Hans Stork ! Hans Stork !

– Expliquez-vous donc, que diable ! s’écria Van den Hossen ; voyons, remettez-vous.

– Il a tué sa femme !

– Tué sa femme !... Mon écharpe !

Aussitôt la société se disperse... Il met son écharpe, se coiffe de son tricorne, et nous voilà partis.

– Place au bourgmestre ! place au bourgmestre !

Tout le monde fait place à l’écharpe. Je me sentais pâle, mes nerfs agacés se crispaient... Ce Hans Stork, avec lequel j’avais fait route depuis Mayence, venait de commettre un crime... Je voyais sa longue figure de héron contractée par un rire sardonique. Mon cœur se serrait et je courais sous l’impulsion de cette curiosité avide, poignante, mystérieuse, qui nous pousse malgré nous vers le condamné qu’on mène à l’échafaud !...

Enfin, nous arrivons au bout du village, en face d’une vieille masure rechignée, à toiture plate en bardeaux... La cour est encombrée de monde... on crie, on s’interroge... on regarde... Nous traversons la foule. Dans l’allée, nous trouvons les voisines, les commères, criant, gesticulant, maudissant tous les hommes en général et se lamentant sur le triste sort des malheureuses femmes ! Mon oncle entre dans une salle basse ; les portes sont ouvertes, les chaises renversées... chacun va, vient, entre, sort : il n’y a plus de maître.

Mes yeux plongent par hasard vers la cuisine ; l’âtre fume encore ; quelques ternes rayons du jour, filtrant par un petit vitrail, me permettent de voir sous l’évier un corps immobile... les mains projetées... la face contre terre... les cheveux épars sur les dalles, où glisse tout doucement un filet de sang... Quel abandon, quelle solitude dans ce coin obscur !... Une vieille assiette ébréchée, une écuelle à fleurs rouges et vertes, le balai derrière la cheminée, avec ses crins humides, ébouriffés... Et cet escalier qui tourne dans l’ombre... et sous l’escalier, cette porte noire qui descend à la cave... tout... tout emprunte au crime je ne sais quelle teinte sombre et mystérieuse. Je me retourne : aux fenêtres se dressent des têtes curieuses, l’oreille tendue, la bouche béante, écoutant l’interrogatoire du bourgmestre.

– Mais comment, Jokel, comment cela s’est-il passé ? criait Van den Hossen au vieux domestique de la maison.

– Que voulez-vous, bourgmestre, c’est un coup de malheur... Le maître était à Mayence... sa femme a profité de l’occasion pour faire jeter ses fossiles à la rivière... elle ne pouvait pas les voir ses fossiles, le plus grand surtout... le plésiosaurus... Elle voulait en être débarrassée quand même... J’avais beau lui dire : « Prenez garde... tout cela finira mal... » Le diable la poussait ! À son retour le maître paraissait joyeux... il avait rapporté sa boîte pleine de nouveaux coquillages... et puis, il ne se doutait de rien... mais après le dîner, il monte... nous entendons un cri terrible : « Mes fossiles !... » Nous le voyons descendre pâle comme un mort et les cheveux droits sur la tête en répétant : « Mes fossiles ! où sont mes fossiles ?... – Tu es fou, lui crie sa femme, va les chercher à la rivière. – Qui les a fait jeter ? – Moi. – Toi ! – Oui, j’étais lasse depuis longtemps de toutes ces ordures à la maison... » À peine eut-elle dit cela, que Hans Stork saisit la hachette de l’âtre et lui fendit la tête... Elle n’a pas eu le temps de jeter un cri... Regardez... la voilà !

– Et lui... où est-il ?

– En haut, bourgmestre ; vous pouvez l’entendre... écoutez quel vacarme.

En effet, un roulement sourd, des éclats de rire bizarres, des cris aigus frappaient nos oreilles... Il y avait de quoi faire trembler ; mais Van den Hossen, qui ne manquait pas de courage, releva son écharpe, raffermit son tricorne et monta gravement l’escalier. Je le suivis, seul d’abord... puis d’autres parurent... Au premier, une vitre enclavée dans le toit nous permit de découvrir la porte... Mon oncle la poussa brusquement, et nous vîmes une vaste salle, qui tenait tout le premier étage ; de grandes tables l’encombraient... quatre fenêtres l’éclairaient de face, et comme c’était l’heure du crépuscule, de grandes bandes rouges, sillonnées de nuages d’or, apparaissaient au loin. Hans Stork, dont la haute taille maigre se découpait en noir sur les vitres, apostrophait ces nuages :

– Les voyez-vous, s’écria-t-il de sa voix glapissante et les bras étendus vers l’horizon... Les voyez-vous, ces ptérodactyles avec leurs ailes de flamme et leur cou de serpent... ils montent à la cime des airs... Ah ! ah ! les voilà qui se chargent... Regardez quelle bataille !

– Hans Stork, s’écria mon oncle d’un accent terrible, qu’avez-vous fait ?

L’arpenteur se retourna brusquement, et, pendant quelques secondes, il parut tout interdit ; mais, se redressant tout à coup, et s’avançant vers le bourgmestre :

– Ce que j’ai fait ? dit-il... J’ai tué Mathias Steinhols d’un coup de hache, et je l’ai jeté à la rivière... Eh bien !... pourquoi me regardez-vous ? Fallait-il me laisser dépouiller par ce drôle... un savant d’antichambre, qui s’est fait un nom et qui a gagné des croix avec les découvertes des autres ?... Non !... non !... Hans Stork n’est pas homme à se laisser fouler aux pieds... Il connaît la cause des révolutions terrestres ! Je sais bien que les gendarmes vont venir et qu’on me conduira devant l’Académie... Mais je n’ai pas peur... je dévoilerai tout... Oui, je dirai que Steinhols m’avait offert trois mille florins pour mon plésiosaurus... je dirai qu’il profitait de mon sommeil pour me voler mes fossiles... je dirai...

– Malheureux !... s’écria Van den Hossen en le saisissant par le bras, vous avez tué votre femme !

L’arpenteur ouvrit de grands yeux étonnés :

– Ma femme, fit-il, elle est en bas qui prépare une soupe aux escargots.

Puis, écartant les jambes et croisant ses mains sur sa longue échine maigre, il ajouta d’un air ironique, la tête inclinée vers l’épaule gauche :

– C’est une bonne femme de ménage... elle n’a pas sa pareille pour la soupe aux escargots !...

– Il est fou, dit mon oncle tout pâle. Viens, neveu, allons-nous-en... je ne peux pas voir cela... Je vais envoyer le garde champêtre pour l’arrêter.

Nous redescendîmes l’escalier encombré de monde. Une fois dans la rue, l’oncle Van den Hossen me prit par le bras et me dit d’un ton grave :

– Neveu, voilà ce qu’on gagne à chercher la lune au fond d’un puits. Au lieu de perdre son temps à ramasser des pierres, si Hans Stork s’était occupé de son métier d’arpenteur, tout cela ne serait jamais arrivé. Je l’ai prévenu cent fois, mais il n’écoutait pas les conseils des hommes raisonnables... C’était un braque : ces gens-là finissent toujours mal !

– Hélas ! me dis-je en moi-même, quand je nichais sous les toits à Mayence, et que je vivais à raison de trois kreutzers par jour, m’obstinant à faire de la musique malgré les conseils de ma chère famille, j’étais aussi un braque ! On ne se gênait guère pour me le dire... Et si j’avais eu le malheur de succomber à la tâche... tout le monde m’aurait bravement jeté la pierre... mais, à présent que je suis maître de chapelle, et que mon nom figure dans les gazettes... les hommes raisonnables me trouvent beaucoup d’esprit ! Pauvre Hans Stork ! si tu n’avais pas eu le malheur d’avoir une femme si forte sur la soupe aux escargots, tu serais peut-être devenu un savant illustre, décoré d’une foule d’ordres et membre d’un grand nombre d’Académies. Tu étais suffisamment braque pour cela ! Mon digne oncle t’aurait alors appelé « monsieur Storkus », au lieu de Stork tout court... il t’aurait tiré le chapeau jusqu’à la botte, le cher homme... Et qui sait ? deux ou trois cents ans après ta mort, les Van den Hossen de l’avenir eussent peut-être même fini par t’élever une statue sur la grande place de Creutznach, en face de la fontaine Saint-Arbogast !

« Ô raison, que de sottises on fait passer sous ton enseigne !... »